Le paquebot Normandie
Article du Chasse-marée paru en décembre 2005 et signé par Frédéric Ollivier.
De la conception à la mise en service d'un chef-d'oeuvre français
En décembre 1935, Normandie achevait sa première saison d'exploitation sur la ligne Le Havre-New York, après avoir conquis le Ruban Bleu dès son voyage inaugural. Sa brève et brillante carrière, brutalement interrompue par sa destruction en 1942, ne doit pas faire oublier l'aventure que furent la conception et la construction de ce navire immense et novateur, dans un contexte économique terriblement dégradé.
La deuxième opération consiste à réaliser une nouvelle cale inclinée, dite cale n°1, qui supportera le navire pendant toute la phase de construction. La commande initiale est passée dès février 1929, et les travaux de maçonnerie débutent en octobre. En juillet 1930, 200 mètres de cale sont prêts, et les chantiers peuvent commencer un important travail préparatoire, avec la mise en place du billotage et des chemins de lancement. On voit au même moment apparaître les huit grandes grues métalliques, quatre de chaque côté de la cale, qui déposeront sur le navire en construction les tôles d'acier nécessaires. Par la suite, la réalisation de la cale et de ses abords se poursuivra alors que le paquebot sera lui même en construction. Il faudra attendre l'été 1932, quelques semaines avant le lancement, pour que soient enfin achevées les maçonneries sous-marines prolongeant et parachevant cet ouvrage.
Objectif: un jour de moins que les concurrents sur la traversée de l'Atlantique avec plus de passagers
Illustration paquebot Île-de-France par Marin Marie
Ces données, qui sont à la base des études, vont avoir une influence déterminante sur le calcul de la longueur, qui va augmenter spectaculairement par rapport à l'Île-de-France (241 mètres). Pour respecter l'objectif défini en termes de capacité, il faut dégager des volumes permettant d'accueillir 2 000 personnes dans des conditions de confort inégalées. Ce confort dépend par ailleurs de la tenue à la mer, le navire devant être capable de maintenir sa vitesse, y compris par très mauvais temps, sans que ses passagers n'aient à subir trop de désagréments. L'augmentation de la longueur, dans la mesure où elle contribue fortement à la réduction du tangage, apporte une réponse à cette exigence. Enfin, il convient d'intégrer au raisonnement l'élément le plus décisif: la vitesse théorique d'une coque est une fonction croissante de sa longueur. Pour aller vite, sans trop approcher la vitesse limite de la coque, il va falloir construire un navire d'une longueur jamais vue.
Des dizaines d'essais en bassin des carènes aboutissent à un chef d'oeuvre qui restera une référence
Vladimir Yourkevitch |
Peu après le début des études, un nouveau personnage, Vladimir Yourkevitch, va exercer une influence déterminante sur la conception de la coque, véritable chef-d'oeuvre d'architecture navale. D'origine russe, Yourkevitch est un ancien ingénieur naval de la Marine du Tsar. Il a choisi l'exil en 1917 et est venu s'installer en France. L'homme est encore jeune, en 1928, quand il commence à s'intéresser au "super Ile-deFrance". L'année suivante, lorsqu'il est introduit auprès de René Fould, il peur développer ses idées, et proposer une coque de grande longueur certes, mais relativement large, pincée aux extrémités, et dotée d'un bulbe d'étrave.
Normandie dans la forme Joubert après carénage |
Au-dessus de la flottaison, des lignes composant au mieux avec la résistance de l'air
Sur les ponts supérieurs, l'ensemble des systèmes de ventilation est dissimulé dans des roufs, au pied des cheminées. Entre celles-ci, les passagers de première classe pourront circuler sur de vastes esplanades habillées de teck, et découvriront, à partir de 1936, entre la deuxième et la troisième cheminée, un court de tennis aux dimensions réglementaires. Ces cheminées jouent un rôle essentiel dans l'élaboration de la silhouette; ce sont elles qui vont finir de donner à Normandie son allure inimitable. Elles sont au nombre de trois - dont deux seulement sont opérantes -, par souci esthétique, mais surtout parce que trois cheminées permettent à la poussée du vent de se répartir harmonieusement sur l'avant, le milieu et l'arrière; ainsi le navire, bien équilibré, manoeuvre-t-il mieux.
Une puissante usine électrique au service d'une technologie de propulsion d'avant-garde
Moteur de propulsion triphasé de 40 000 chevaux et 54 000 Volts |
Même si elle représente, au stade de la réalisation, un véritable défi technique, la propulsion turbo-électrique offre plusieurs avantages théoriques: le silence et l'absence de vibrations liées à la propulsion; la possibilité de battre en arrière à pleine puissance en basculant un simple commutateur, sans préavis, un navire à quatre hélices ainsi équipé manoeuvrant avec aisance; une souplesse de fonctionnement extraordinaire. Avec le dispositif retenu, quatre groupe turbo-alternateurs entraînant quatre moteurs de propulsion, il est possible, en fonction des circonstances, de varier le mode d'association des équipements.
Groupes turbo-alternateurs |
Salle des machines |
Sur un navire où doivent vivre plus de 3 000 personnes pendant près d'une semaine, l'eau représente un problème délicat. A l'époque, on ne sait pas réaliser à cette échelle un système de production d'eau douce à partir de l'eau de mer, comme celui dont France sera doté un quart de siècle plus tard. Il faudra donc embarquer la totalité de l'eau douce consommée par l'appareil évaporatoire comme par les passagers et l'équipage. Pour ces derniers, on va définir cinq circuits différents, en fonction des usages; eau douce chaude et froide, eau salée chaude et froide, eau potable (pour un volume modeste: 546 mètres cubes). L'ensemble des chasses d'eau fonctionnera par exemple à l'eau salée, de même que, dans les classes inférieures, 99 douches et 75 baignoires.
Autre élément de confort essentiel sur un navire: la ventilation. Hormis l'immense salle à manger des premières classes, dotée de l'ai conditionné, l'ensemble des locaux sera desservi par 72 thermotanks, d'un débit pouvant varier de 6 000 à plus de 30 000 mètres cubes par heure, et par 12 ventilateurs d'un débit de de 6 000 à 27 000 mètres cubes par heure.
Dans la tourmente financière des années trente, le projet est sauvé par l'intervention de l'Etat
Le 29 octobre 1930, la CGT passe commande aux ACP, pour un montant révisable de 700 millions de francs. Aux dires de l'armateur lui-même, le coût du paquebot à la livraison, au printemps 1935, se limitera à 627 millions, ce qui témoigne d'une belle maîtrise économique de la part du constructeur. Le 26 janvier 1931, la construction débute, avec la mise sur cale et la pose de la première tôle. Le projet, qui ne porte encore aucun nom de baptême, est désigné "T6" par les chantiers. Tout irait pour le mieux si la situation financière de la French Line n'était pas dramatique.
La conjoncture des échanges internationaux a commencé à se dégrader très vite après la catastrophe boursière du 24 octobre 1929. Ce retournement intervient au plus mauvais moment pour la CGT, qui a poursuivi sa politique d'investissements, et lancé la construction de quinze navires en dix huit mois. Les capacités augmentent alors que le trafic se contracte brutalement sur l'Atlantique Nord, et que le nombre de passagers transportés par la compagnie entre Le Havre et New York baisse de 10% de 1929 à 1930. En 1932, le trafic transatlantique aura globalement diminué de de moitié par rapport à 1928.
L'exercice 1929 reste bénéficiaire, de 18 millions de francs seulement. En 1930, la situation est déjà grave, avec 65 millions de pertes. La CGT se met alors à emprunter massivement, et lance une série d'emprunts obligataires. Puis la Transat fait appel au Trésor afin de rembourser par anticipation une série d'emprunts souscrits à l'étranger.
L'Etat est alors devenu le premier créancier de la French Line. Le 27 février 1931, un mois après le début de la construction de Normandie, la compagnie informe de ses difficultés les ministres de la Marine Marchande, des Finances et du Budget et demande une nouvelle garantie. René Fould s'empare alors du dossier et tente d'amener le groupe des Chargeurs réunis, présidé par Léon Cyprien-Fabre dans le tour de table de la CGT, en négociant parallèlement 120 millions de nouveaux concours bancaires.
Cette tentative ne peut cependant empêcher un nouvel appel à l'Etat. Le gouvernement prend alors conscience de l'imminence d'une défaillance de la compagnie et de l'enjeu que représente la sauvegarde du pavillon français. Le 13 juin, il répond favorablement aux différentes demandes de la Transat. C'est alors que le plan de sauvegarde s'écroule brutalement: le groupe Chargeurs se retire, et avec lui l'espoir de mobiliser les concours bancaires nécessaires à la survie immédiate.
Ne reste plus dans ces conditions qu'à déposer le bilan, ou à s'en remettre à l'Etat. Celui-ci confirme son intervention le 22 juin, mais prend le contrôle de l'armement par cession pure et simple à son profit des actions à vote plural détenues par la Compagnie financière transatlantique. Il remédie à la défaillance du secteur bancaire, apporte 10 millions à souscrire auprès de la Caisse des dépôts, et exige la démission du conseil d'administration. Enfin, un effort très important est demandé à un autre grand créancier de la Transat: René Fould accepte deux années de moratoire sur les 141 millions dont la compagnie est redevable auprès des ACP.
Henri Cangardel |
Le 3 juillet 1931, les députés entérinent l'ensemble des ces dispositions. La CGT a désormais les moyens de faire face à ses engagements de l'année en cours, elle a formellement échappé à la faillite et à la liquidation, au prix d'une transformation en société d'économie mixte, qui équivaut de fait à une nationalisation. Un nouveau conseil d'administration est chargé, à titre provisoire, de suivre le redressement de la compagnie jusqu'à l'établissement de son statut définitif. Le nouvel homme fort s'appelle Henri Cangardel, nommé administrateur-directeur général. Secondé par un jeune inspecteur des Finances, Pierre Laure, il s'appuie sur les travaux de la commission Germain-Martin pour définir un plan de redressement draconien. C'est dans ce contexte que débute le chantier du projet T6 à Saint-Nazaire.
Envers et contre tout, les travaux débutent avant la confirmation de la commande
La construction de Normandie progresse vite, malgré la tempête que traverse la compagnie. Dans les premiers temps, on monte environ 750 tonnes d'acier par mois, puis le rythme s'accélère, jusqu'à environ 1 500 tonnes en 1932, avec 2 000 ouvriers employés. La construction est classique, avec une coque rivetée, même si pour la première fois, sur les éléments sans enjeu particulier en termes de résistance, la soudure est utilisée à grande échelle.
Début de la construction du T6 |
Début mars 1931, un peu plus d'un mois après la pose de la première tôle, une partie du fond est en place. En avril, la cale de construction devient disponible sur 310 mètres. Les travaux commencent sur le tiers arrière du navire. En juin, le double fond est en place, et l'on commence à poser les cloisons transversales. En novembre, la construction atteint le deuxième pont au-dessus du plafond des chaufferies. Fin 1931, 12 000 tonnes d'acier ont été posées.
Au début des études, en 1929, au vu du trafic transatlantique, mais aussi des parités entre franc, livre sterling et dollar, la Transat pensait que le futur Normandie équilibrerait aisément ses comptes, amortissement compris. Cette perspective se trouve dramatiquement remise en cause en 1931, 1932 et 1933, tant par l'effondrement du trafic que par les dévaluations de la livre et du dollar. En 1933, au creux de la dépression, la Transat ne transporte plus que 42 000 passagers sur la ligne de New York avec l'ensemble de sa flotte, alors que la capacité théorique du seul T6 atteint 80 000 passagers par an. A mesure que les conditions se dégradent, l'équation économique du projet devient impossible à résoudre: la solution ne pourra passer, à nouveau, que par l'Etat, non seulement pour la couverture des amortissements, mais aussi, semble-t-il, pour celle des déficits d'exploitation.
Gouverneur général Olivier |
L'administrateur-directeur général de la Transat trouve dans la haute administration du ministère de la Marine Marchande deux alliés de poids: le directeur des services de la flotte de commerce, André Haarbleicher, et son adjoint, Jean Marie. Au sein de la compagnie, Cangardel complète son équipe en faisant venir auprès de lui Henri Morin de Linclays, ensuite nommé représentant général de la Transat en Amérique du Nord. C'est ainsi qu'envers et contre tout, la transat se trouve en situation de confirmer sa lettre de commande du 29 octobre 1930. Le contrat entre la CGT et les ACP date du 6 avril 1932, alors que le grand paquebot est en chantier depuis plus de quinze mois. En juillet 1932, Henri Cangardel est rejoint par le nouveau président de la French Line, le gouverneur général Marcel Olivier.
Malgré un contexte des plus difficile, le T6 progresse de façon spectaculaire. Dès le début de l'automne 1931, on commence à poser les bordés, et la coque prend forme progressivement. Au printemps 1932 se dessine la carapace avant. En juin est mis en place l'étambot, l'immense pièce dotée de gonds qui supportera le gouvernail. Puis c'est le pont-promenade, à la hauteur d'un sixième étage, qui apparaît dans le courant de l'été, à un moment de grande tension lié à de nouveaux risques d'interruption de travaux, qui reporteraient le lancement à 1933.
Le 13 juillet 1932, le conseil d'administration retient, sur proposition des chantiers, la date du 29 octobre suivant pour le lancement. Il est confirmé qu'Albert Lebrun, nouveau président de la République, participera à la cérémonie, et que son épouse sera la marraine du navire. mais en août, alors que l'on met tout en oeuvre pour lancer le paquebot à la date prévue, les ouvriers du chantier se mobilisent afin d'obtenir une nouvelle convention collective qui évite des baisses de salaire. Ne pouvant risquer une grève, la direction cède, car il reste encore à achever les parties hautes des superstructures.
Alors qu'approche le lancement, il devient urgent de donner un nom au paquebot. Un groupe proche des syndicats nazairiens suggère "Aristide Briand", d'autres défendent "Belle France" ou encore "Suffren". Tout se complique lorsque le ministre de la Marine marchande propose très officiellement à la veuve de Paul Doumer, assassiné le 6 mai 1932 à Paris, de donner au paquebot le nom de l'ancien président de la République. Or, ce nom, prononcé à l'anglaise, aurait une consonance désagréable, doomed désignant ce qui est voué à l'échec. On convient donc que le nom de Paul Doumer sera donné à un paquebot à construire pour les lignes d'Extrême-Orient. Et finalement, le 18 octobre 1932, le conseil d'administration de la CGT retient le nom de Normandie, sur proposition d'Henri Cangardel.
Plusieurs mois de préparation pour un lancement délicat et un spectacle d'exception
Le 29 octobre 1932, une foule immense, sans doute supérieure à 200 000 personnes, convergent vers Saint-Nazaire pour assister à l'évènement. La cale a été libérée des échafaudages qui enserraient le navire, seules demeurent les huit grues. La date n'a pas été choisie au hasard: les 29 et 30 octobre sont deux jours de très grandes marées, qui permettront à pleine mer de bénéficier d'une hauteur d'eau suffisante devant la cale. Mais le créneau est étroit, et en cas d'impossibilité majeure, il faudrait reporter l'opération au printemps 1933. Le mauvais temps règne les jours précédents, mais une embellie s'annonce pour le 29. Le vent est tombé et les conditions météo sont devenues acceptables. Le lancement aura lieu ce jour-là à 15 heures, une demi-heure avant l'étale de pleine mer.
Pour tout lancement, les quelques dizaines de secondes au cours desquelles une coque glisse sur sa cale pour rejoindre la mer sont critiques, la coque étant soumise à des efforts énormes. Posé sur sa cale, le navire est essentiellement soutenu dans sa partie centrale, alors que les extrémités sont comme suspendues. A mesure que la navire glisse et que l'arrière entre dans l'eau et commence à flotter, les charges s'inversent en quelques instants; la coque s'appuie sur ses extrémités tandis que la partie centrale cesse d'être supportée. Ce moment précis où le navire pivote longitudinalement constitue un stress structurel majeur, peut-être le plus important de toute la vie du navire. Durant les mêmes secondes cruciales, la stabilité latérale est considérablement réduite au moment même où la coque et ses superstructures offrent une prise au vent maximale. C'est en partie pour cette raison que la météo constitue une donnée essentielle du lancement. Celui de Normandie est à tous points de vue exceptionnel: avec ses 28 100 tonnes, le paquebot géant constitue l'objet le plus grand et le plus lourd jamais mis en mouvement par l'homme.
Les responsables du lancement s'entourent du maximum de précautions; l'opération se prépare dans un climat lourd, presque malveillant. Les préparatifs techniques ont été engagés dès la fin de l'année 1931 par André Sée, responsable du secteur "coques" au chantier, et son équipe. Il a fallu dessiner et construire le ber, qui devra retenir le navire, associé à deux paires de vérins hydrauliques, dans les instants précédents immédiatement le lancement. Un compte à rebours détaillé de toutes les opérations a été établi. Trois semaines environ avant le jour retenu, commence véritablement la préparation de la cale et du navire, à laquelle plus de cinq cent hommes sont affectés.
La coque repose, depuis le début de la construction, sur des centaines de tins en bois, auxquels il faut substituer progressivement des dispositifs de blocage provisoires - essentiellement des sacs de sable et de sel qui seront retirés ou percés juste avant le lancement. Par ailleurs, la coque est maintenue latéralement par quatre rangées d'accores en bois, qui seront elles aussi enlevées progressivement. Il faut enfin déposer sur le chemin de lancement des dizaines de tonnes de produits qui contribueront à faire glisser le navire: d'abord un mélange de suif et de paraffine sur millimètres d'épaisseur, puis une couche d'un centimètre de de paraffine mêlée à du savon blanc. A l'aube du 29, les équipes des chantiers enlèvent les derniers tins et finissent d'abattre les accores. Alors que la marée commence à monter, le président de la République et son épouse sont accueillis à la gare de Saint-Nazaire.
A 14h30, Mme Lebrun arrive au pied de l'étroite plate-forme d'où elle va procéder au baptême. Parvenue en haut des marches, elle n'a plus devant et au-dessus d'elle que l'étrave qui s'élève d'une façon vertigineuse. A ce moment, on abat les dernières accores. Un instant, Coqueret et Sée hésitent: le temps se dégrade rapidement, le vent de Sud-Ouest s'est renforcé et souffle en rafales. On décide d'accélérer la cérémonie. Après une courte bénédiction, c'est le baptême proprement dit: la marraine coupe le ruban et libère la bouteille de champagne, qui va se fracasser contre la muraille du paquebot. A cet instant, il n'est plus tenu que par les presses hydrauliques qui enserrent le ber. André Sée donne l'ordre de libérer le navire.
Le premier mouvement est imperceptible. Au milieu de bruits divers, de la Marseillaise qui éclate, des grincements des chaînes de retenue qui se tendent, des vivats de la foule, des sirènes des remorqueurs qui attendent le géant, Normandie commence à glisser. Progressivement, tout s'accélère: l'arrière du navire entre dans la Loire à une vitesse déjà élevée, de 12 à 13 noeuds. Sur la rive, un grand nombre de spectateurs voient défiler le paquebot dans toute sa longueur. Rares sont ceux qui s'aperçoivent que se forme une énorme vague, un mascaret qui déferle l'instant d'après sur les imprudents.
https://www.youtube.com/watch?v=qR3v6Vmwts8
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Plus de deux mille ouvriers achèvent le paquebot à flot avant sa mise en service
Techniquement, le lancement peut être considéré comme un succès total. A peine arrêtée, la coque est prise en charge par les remorqueurs. Le convoi s'immobilise dans la forme Joubert, où Normandie reste amarré avant de prendre un poste au quai d'armement. A partir de novembre 1932, les travaux se poursuivent à flot. C'est alors que se produit une des catastrophes qui jalonnent l'histoire de la marine marchande française dans l'entre deux-guerres: l'incendie d'Atlantique, second paquebot de la flotte française après Ile-deFrance. Et ce sinistre conduit les dirigeants de la French Line, soumis aux pressions de Jean Marie et de son administration, à revoir les emménagements de Normandie au regard des risques d'incendie.
Le voyage inaugural du paquebot est repoussé d'un an, le temps de repenser le sytème de lutte anti-incendie, qui jusqu'alors n'avait fait l'objet d'aucune démarche particulière. La French Line veille ainsi à ce que les décorateurs emploient des matériaux plus résistants au feu, même s'il n'est pas question à cette époque de renoncer au bois. Les ACP, avec l'équipe de Paul Romano, imaginent de diviser le paquebot en quatre tranches verticales à l'aide de cloisons métalliques calorifugées. Chacun des ponts bénéficiant du même traitement, Normandie sera finalement divisé en 126 cellules. Les plans sont revus afin qu'aucune coursive ne se termine en cul-de-sac, et qu'un passager cherchant à sortir puisse trouver deux issues au moins dans une tranche donnée. On installe également de puissants moyens de pompage, les robinets pompiers étant disposés de façon à pouvoir attaquer un sinistre à partir de deux points, sans jamais franchir les cloisons coupe-feu. Par ailleurs, les locaux techniques, comme les chaufferies, sont équipées de dispositifs à mousse à grande capacité.
L'idée la plus originale viendra du Commandant Pugnet, qui propose la réalisation de petites trappes ovales au plafond de tous les locaux. Occultés par une plaque de verre côté plafond, et par une trappe en bronze côté sol, ces "trous Pugnet" doivent permettre d'attaquer un feu depuis le local situé immédiatement au-dessus du foyer. Ce dispositif équipera 101 locaux du navire. Enfin, un système de détection d'incendie desservant la totalité du paquebot et raccordé à un poste central de surveillance est installé. Une équipe de marins-pompiers veillera en permanence au bon fonctionnement de ces moyens de lutte contre le feu.
Alors que le navire est amarré au quai d'armement, les grues déposent à bord les moteurs de propulsion et les turbines. En février 1934, Normandie, resté immobile depuis son lancement quinze mois plus tôt , est mis au sec dans la forme Joubert, où le ber est démonté et les oeuvres vives repeintes. Pendant l'été 1934, la silhouette finale du paquebot commence à se dessiner, avec la pose des mâts et surtout des cheminées. Ces dernières sont encore entourées de leurs échafaudages lorsque débute la mise au point de l'appareil évaporatoire et propulsif, avec l'allumage des premières chaudières, en octobre 1934. Forte des progrès de la construction, la CGT peut annoncer que Normandie effectuera son voyage inaugural à la fin mai 1935.
Plus de 2 000 ouvriers oeuvrent nuit et jour, pour finir le paquebot. Pourtant, malgré l'embellie économique, perceptible dès 1934, la tension sociale reste forte. Le 1 février 1935, Saint-Nazaire est le théâtre d'une manifestation violente des ouvriers du chantier, qui craignent que le départ du navire ne donne lieu à des licenciements massifs et à une longue période de chômage. Le 3 mars 1935, c'est la grève. En accordant treize jours plus tard des augmentations de salaire exceptionnelles, assorties d'une prime de 5% liée à la fin de la construction, la direction des ACP obtient la reprise du travail. Mais la date de départ initiale, fixée au 20 avril, ne peut plus être tenue. Normandie doit patienter une quinzaine de jours pour faire ses essais à la mer. Fin mars, les remorqueurs le prennent en charge et le guident jusqu'en forme Joubert.
A deux mois du voyage inaugural, le paquebot apparaît pour l'essentiel achevé. Mais les grandes baies vitrées du grill-room restent à installer, et les bossoirs demeurent libres de toute embarcation de sauvetage. En cale sèche, alors que se poursuit l'aménagement intérieur, la carène bénéficie d'un ultime nettoyage avant d'être repeinte. Normandie y reçoit son premier jeu d'hélices. D'un diamètre extérieur de 4,78 mètres, d'un pas moyen de 5,23 mètres et d'un poids de 23,27 tonnes après usinage, ces hélices à trois pales en bronze à haute résistance sont le fruit d'un programme de recherche très poussée, qui ne s'est achevé qu'au second semestre 1934. Ces hélices vont pourtant donner lieu à bien des soucis.
Appareillage de Saint-Nazaire pour des essais de vitesse et d'endurance très prometteurs
La sortie de Saint-Nazaire reste extrêmement délicate. A l'ouvert de l'estuaire, sous un ciel d'orage, un grain s'abat sur Normandie, la visibilité se réduit, la pluie se met à tomber. Mais à ce moment, après une très courte navigation, les deux Commandants, René Pugnet et Pierre Thoreux, savent déjà que leur navire dispose de capacités manœuvrières peu communes. Les essais à la mer durent moins d'une semaine, du 5 au 11 mai 1935. Il y a beaucoup de monde à bord, y compris des ouvriers qui achèvent dans l'urgence les emménagements; ils vont même participer aux premiers voyages.
Au cours de cette première sortie, il n'est pas question de battre des records de vitesse. Normandie gagne la base des îles Glénan, où se déroulent les mesures de performances. Il y effectue, les et 7 mai, une série de passages à grande vitesse et atteint au cours de ces essais préliminaires la vitesse de 32,125 noeuds, pratiquement 60 kilomètres à l'heure! Les essais sont aussi l'occasion d'évaluer l'ensemble du comportement du navire, en particulier sa manoeuvrabilité et sa stabilité. Les objectifs de vitesse sont largement atteints. Le sillage témoigne de la puissance développée par les machines. Mais pour le reste, peu ou pas de vague d'étrave, le passage du géant dans la mer apparaît remarquablement discret. Il suffira par ailleurs de moins d'un mille, en battant en arrière à pleine puissance, pour stopper Normandie lancé à 30 noeuds.
Ces premiers essais ne révèlent qu'un problème sérieux: à grande vitesse, le tiers arrière du bâtiment vibre beaucoup. Ce dysfonctionnement, susceptible de compromettre la réputation et le succès commercial du paquebot, apparaît sans solution immédiate. Il faudra que constructeur et armateur y consacrent de nouvelles études, avant que des solutions ne se dessinent. Le lundi 8 mai, au troisième jour des essais, Normandie met le cap sur la rade de Brest, et u mouille pour la nuit.
Le lendemain à 9 heures, le grand paquebot appareille pour la seconde partie des essais qui, avant livraison, doivent valider les performances en termes de vitesse et de consommation. Les essais de vitesse consistent en une marche de huit heures à pleine puissance. Avec un déplacement de 63 000 tonnes, et une puissance moyenne pour 225 tours/minute aux hélices, Normandie maintient une vitesse de 30,995 noeuds. La consommation au mille dépasse tout de même 1 600 kilos, c'est à dire près de 50 tonnes de mazout par heure. Les essais d'endurance sont menés à une allure qui correspond sensiblement à la vitesse commerciale du navire sur l'Atlantique Nord: 28,71 noeuds pour une puissance moyenne de 122 750 chevaux et 208 tour/minute aux hélices. A cette vitesse, Normandie consomme 1 325 kilos au mille, soit 38 tonnes par heure. Autant dire que tout supplément de vitesse coûtera très cher, et que la compagnie devra payer au prix fort les tentatives de conquête du Ruban Bleu!
Essais de vitesse du Normandie sur la base des Glénan |
Les essais s'achèvent, le samedi 11 mai, vers 19 heures, Normandie se présente devant le port du Havre, qui a dû, comme Saint-Nazaire, engager des travaux importants pour l'accueillir. La population est massée le long des quais et des jetées. Le soir, immobile le long du quai Johannès-Couvert, le paquebot attend l'épreuve de l'Atlantique Nord. Ce sera dans dix huit jours. Mais avant, la France et le monde vont découvrir le plus grand navire de la planète, le plus beau, le plus luxueux, le plus rapide et, de loin, le plus coûteux!
Photo du Normandie prise à bord du Champlain |
Gravure du Normandie amarré quai Johannès-Couvert devant le marégraphe de la gare maritime |